L’IMPUISSANCE ACQUISE, ENVERS DE LA MOTIVATION!

S. de Chalvron
Humans Matter
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9 min readNov 16, 2021

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Au croisement des théories…

L’impuissance ou la résignation acquise émerge lorsque l’individu pense (croit) qu’il n’a aucun moyen de contrôler une situation aversive à laquelle il doit faire face ni s’y soustraire, que ce soit une réalité ou non.

Dans la mouvance de Skinner et de sa boite noire mais aussi des travaux de Selye sur le syndrome général d’adaptation, Seligman a poursuivi des expériences dans lesquelles il soumettait des animaux à des chocs électriques sans possibilités de s’échapper (Overmier & Seligman, 1967 ; Seligman & Maier, 1967). Il constata que les animaux finissaient par se résigner et ne bougeaient plus, et, en continuant d’observer ces animaux une fois sortis des cages électrifiées il remarqua trois types de déficits :

  • Un déficit motivationnel : comme l’animal pense qu’il ne lui sert à rien d’agir puisque quel que soit le comportement qu’il peut mettre en place cela n’influencera pas le résultat, sa motivation baisse graduellement jusqu’à ne plus exister,
  • Un déficit cognitif : l’animal aura ensuite des difficultés à réapprendre que ses comportements peuvent produire les résultats attendus et par extension il aura du mal à apprendre de nouvelles choses (… à quoi bon ?)
  • Un déficit émotif caractérisé par un état dépressif.

Seligman a ensuite étendu ses recherches aux humains en y joignant le concept de l’attribution causale de Weiner (1972, 1985, 1986) qui postule que tout comportement (en termes d’issue : réussite ou échec) est attribué, a posteriori, par l’individu qui en est l’agent à une cause selon trois dimensions : le lieu (cf, Lieu de contrôle Rotter, 1966), la stabilité et la possibilité de contrôle (voir tableau 1) :

  • Le lieu : interne à l’individu (il s’identifie comme responsable de son comportement) ou externe (il identifie les autres ou la chance, Dieu… comme responsable de son comportement), (ici il ne faut pas confondre le LOC (notion a priori puisque trait de personnalité et attribution causale (notion a posteriori = comment on s’explique les causes d’un comportement après que ce comportement a eu lieu)
  • La stabilité : cette cause est présente dans plusieurs situations auxquelles le sujet est confronté
  • Le contrôle : elle est ou non sous le contrôle du sujet qui peut donc la réguler (l’augmenter, la diminuer, la supprimer…).

Les attributions causales reflètent donc la perception qu’ont les personnes sur les causes de leurs actes et de leurs performances et sur celles d’autrui. Cette forme de représentation est un processus d’évaluation (par l’environnement) et d’auto-évaluation sans cesse en mouvement (Kurtz, Schneider, Carr, Borkowski & Turner, 1988). Pourquoi ? Parce que l’individu cherche toujours à contrôler son monde social. Il filtre ainsi sa perception et analyse les situations selon, entre autres : « la croyance en un monde juste (CMJ) » dont le postulat est : « les gens obtiennent ce qu’ils méritent et méritent ce qu’ils obtiennent » (Lerner & Simmons, 1966).

Avec cette croyance (CMJ) ou « illusion de justice » l’individu pense pouvoir contrôler même l’incontrôlable, à savoir le hasard, et s’adapter aux plus pénibles voire aversives des situations.

À L’origine Heider (1944) est le premier à faire une distinction entre les traitements cognitifs concernant l’origine et la cause d’un phénomène, notamment afin de séparer les notions de culpabilité et responsabilité, notions souvent amalgamées au quotidien. Lerner

(Lerner, 1965 ; Lerner & Simmons, 1966 ; Lerner & Miller, 1978) reprendra ses travaux avec un questionnement concernant les mécanismes psychologiques qui permettent aux gens de conserver une attitude constructive et optimiste même lorsqu’ils sont confrontés à des situations de souffrance et d’injustice. Lerner constate alors que les individus élaborent des explications plus ou moins rationnelles pour garder une vision du monde comme juste, ordonné et prévisible. « Cette idée-croyance en un monde juste, nous la portons en nous-mêmes et, tout à la fois, nous en avons à ce point besoin pour vivre que nous la créons. Elle se traduit par une sorte de certitude non critiquée que, en fin de compte et tout bien pesé, les gens obtiennent ce qu’ils méritent et qu’ils méritent ce qui leur arrive. » (Moscovici, 1984, 349). Ainsi, face à une souffrance ou un malheur, la justice ou plus exactement la croyance en la justice du monde, devrait être rétablie, d’une manière ou d’une autre « Ou bien, par-delà les apparences, on cherchera alors dans les attributs ou dans les comportements du sujet des « causes » occultes à cette souffrance ou à ce malheur. Ou bien, on transformera le malheur en faux malheur, en fait prometteur d’un réel bonheur.» (Moscovici, 1984, p. 349). En témoignent un grand nombre de dictons « il n’y a pas de fumée sans feu », « qui cherche les ennuis, les trouve », « chacun en ce monde a sa part de bonheur », « il n’est pas de gain sans quelques peines », « une bonne volonté rend tout possible… »

Cette appréhension du monde comme prévisible et contrôlable rend possible l’engagement et l’investissement de la personne dans des objectifs à long terme et lui permet de se comporter selon les règles de sa société (Lerner, 1977 ; Hafer, 2000). Selon Gangloff et Duchon (2010), c’est elle qui rend possible les motivations à agir, et l’action elle-même. La CMJ est inculquée dès la petite enfance, ces auteurs expliquent que « lorsque l’on raconte à des enfants des histoires où l’un des leurs se blesse après avoir désobéi à ses parents, les enfants considèrent la blessure comme une punition. Plus globalement, les jeunes enfants considèrent leurs parents comme des autorités omniscientes capables de définir ce qui est bien et juste : si quelqu’un est puni par un adulte, c’est la preuve qu’il est fautif. Cette diffusion culturelle est fonctionnelle : elle permet de passer du principe du plaisir (où la récompense est immédiate) au principe de réalité (avec une récompense plus tardive). Les adultes enseignent cette croyance à leurs enfants pour encourager les bons comportements, l’effort, le travail, le respect de l’autorité et des institutions. » Une conséquence naturelle de cet apprentissage social est que, même avec la maturité et l’expérience, notamment de l’injustice, comme l’indiquent Gangloff et Duchon (2010), cette croyance est toujours présente à l’âge adulte. Les individus contractent un engagement avec un monde juste où ils croient que ceux qui établissent des actes adéquats obtiennent les résultats escomptés, dignes de ces actes. Cela dit, tout dépendrait également de la manière dont l’individu s’attribue ou non la responsabilité des événements qui surviennent dans son existence. En réalité, nous mélangeons origine et cause des événements et, nous concernant, nous avons fortement tendance à nous attribuer la cause des évènements alors que nous en sommes très souvent uniquement à l’origine. On parle alors d’erreur fondamentale d’attribution (Ross, 1977). Cette erreur concerne la tendance des individus à expliquer par des facteurs internes (ou dispositionnels) des comportements qui pourtant relèvent des circonstances, des conventions sociales ou même de la soumission à l’autorité. Cette attitude, est si fréquente, que Beauvois (1984) parle de norme (nous serions responsables de tous nos actes) par le fait qu’elle est socialement valorisée, c’est-à-dire qu’il est socialement préférable de s’attribuer les causes d’un événement plutôt que d’en référer au hasard ou à autrui, car « ce n’est pas de ma faute » n’est pas socialement admis.

Mais que se passe-t-il quand tous nos actes ont comme issue des échecs, quand tous nos efforts ne nous permettent pas de nous extraire d’une situation difficile ? Quand le monde se détraque (épidémies, catastrophes naturelles…) ? Ce monde devient injuste, illogique, incompréhensible… En quelque sorte, nous sommes alors, comme les animaux de Seligman, enfermés dans une cage électrifiée sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir. Les repères s’effondrent, rien n’a plus de sens, il ne reste plus qu’à attendre… le bon vouloir d’autrui ou une issue plus fatale. Ainsi, l’impuissance acquise est une des causes de la dépression, mais de toutes les causes (surmenage, deuil…), c’est sans doute la plus dramatique car il s’agit d’un apprentissage en profondeur, donc durable, dans lequel l’individu apprend que quoi qu’il fasse, cela ne sert à rien… sans doute une des raisons pour lesquelles les changements comportementaux en matière d’environnement sont-ils si longs à venir… Car l’impuissance apprise n’est pas forcément que personnelle, elle peut être générale également, une sorte d’impuissance universelle, c’est d’ailleurs toutes les distinctions que fera ensuite Seligman (Abramson, Seligman & Teasdale, 1978) : impuissance personnelle vs universelle, impuissance générale (sur l’ensemble des domaines de l’existence) vs spécifique (qu’au travail par exemple), chronique vs aiguë. Ces auteurs démontreront que c’est l’attribution causale choisie qui influence le type d’impuissance future et sa capacité à réduire l’estime de soi ou non.

Alors ? Que peut-on faire ? Seligman (Overmier & Seligman, 1967 ; Seligman & Maier, 1967) a également démontré que des chiens préalablement exposés à des chocs contrôlables (phase d’entraînement) se résignent beaucoup moins lorsqu’ils sont exposés à des chocs incontrôlables que ceux qui ont été exposés à des chocs incontrôlables en phase d’entraînement. Seligman (1975) a interprété ces résultats en termes d’apprentissage. Dans un cas l’animal apprend que les événements sont indépendants de ses actions propres (apprentissage d’incontrôlabilité) et continue à penser qu’il n’a aucun contrôle sur les événements après, dans l’autre l’animal pense que l’incontrôlabilité est un phénomène passager. Vous voyez où veut-on en venir ? Si la résignation s’apprend, retrouver sa motivation s’apprend aussi si on n’agit pas trop tard.

Bibliographie

Abramson, L. Y., Seligman, M. E., & Teasdale, J. D. (1978). Learned helplessness in humans: Critique and reformulation. Journal of Abnormal Psychology, 87(1), 49–74. Doi: 10.1037/0021–843X.87.1.49

Beauvois, J. -L. (1984). La psychologie quotidienne. Paris: PUF.

Gangloff, B. & Duchon, C. (2010). La croyance en un monde du travail juste et sa valorisation sociale perçue. Humanisme et Entreprise, 298, 45–64. Doi: 10.3917/hume.298.0045

Hafer, C. L. (2000). Do innocent victims threaten the belief in a just world? Evidence from a modified Stroop task. Journal of Personality and Social Psychology, 79(2), 165–173. Doi: 10.1037/0022–3514.79.2.165

Heider, F. (1944). Social perception and phenomenal causality. Psychological Review, 51(6), 358–374. Doi: 10.1037/h0055425

Kurtz, B., Schneider, W., Carr, M., Borkowski, J. G., & Turner, L. A. (1988). Sources of memory and metamemory development: societal, parental and educational influences. In: Proceedings of the 2nd International Conference on Practical Aspects of Memory held under the Auspices of the Welsh Branch of the British Psychological Society, in Swansea from August 2.-8. 1987] / ed. by M. M. Gruneberg, P. Morris, R. Sykes (Eds.). — Chichester [u.a.] : Wiley, 1988, S. 537–542.

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Lerner, M. J. (1977). The justice motive: Some hypotheses as to its origins and forms. Journal of personality, 45(1), 1–52. Doi: 10.1111/j.1467–6494.1977.tb00591.x

Lerner, M. J., & Miller, D. T. (1978). Just world research and the attribution process: Looking back and ahead. Psychological Bulletin, 85(5), 1030–1051. Doi: 10.1037/0033–2909.85.5.1030

Lerner, M. J. & Simmons, C. H. (1966). Observer’s reaction to the “innocent victim”: compassion or rejection? Journal of Personality and Social Psychology, 4(2), 203–210. Doi: 10.1037/h0023562.

Moscovici, S. (Ed.). 1984. Psychologie sociale. Paris, PUF (réédition 2014).

Overmier, J. B., & Seligman, M. E. (1967). Effects of inescapable shock upon subsequent escape and avoidance responding. Journal of Comparative and Physiological Psychology, 63(1), 28–33. Doi: 10.1037/h0024166

Ross L. (1977). The intuitive psychologist and his shortcomings : distorsions in the attribution process. In : L. Berkowitz (Ed.). Advances in experimental social psychology. New-York : Academic Press, vol.10, 173–220.

Rotter, J. B. (1966). Generalized expectancies for internal versus external control of reinforcement. Psychological Monographs: General and Applied, 80(1), 1–28. Doi: 10.1037/h0092976

Seligman, M. E. P. (1975). Helplessness: On depression, development, and death. San Francisco: Freeman.

Seligman, M. E., & Maier, S. F. (1967). Failure to escape traumatic shock. Journal of Experimental Psychology, 74(1), 1–9. Doi: 10.1037/h0024514

Weiner, B. (1972). Theories of motivation: From mechanism to cognition. Chicago: Rand McNally.

Weiner, B. (1985). “Spontaneous” causal thinking. Psychological Bulletin, 97(1), 74–84. Doi: 10.1037/0033–2909.97.1.74

Weiner, B. (1986). An attributional theory of motivation and emotion. New York: Springer-Verlag.

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