Managers, prenez soin de la santé mentale de vos collaborateurs en favorisant le conflit positif !

Riadh Lebib
Humans Matter
Published in
7 min readNov 2, 2021

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Ce texte est la transcription d’une interview de Riadh Lebib, Docteur en neurosciences et Cognitive Designer chez Humans Matter, que vous pouvez retrouver ici.

Q#1 — Merci Riadh d’accepter cette interview. Alors aujourd’hui on entend beaucoup parler de santé mentale, est-ce que vous pouvez nous préciser pourquoi c’est un sujet selon vous ?

En fait c’est LE sujet… dont on ne parle jamais pour plusieurs raisons. D’abord quand on parle de santé on entend par extrapolation “problème de santé”, comme s’il fallait toujours attendre que celle-ci aille mal pour en prendre enfin soin.

Ensuite, il suffit d’accoler le terme “mentale” à santé pour que les signaux clignotent au rouge écarlate, laissant penser tout de suite à du pathos, du très lourd.

Alors je ne tenterai pas une énième définition de la santé mentale : je pense qu’il en existe autant que de goût dans la vie. J’essayerai plutôt d’éclairer le côté fonctionnel de la santé, voire biologique.

La bonne santé consiste à gérer des déséquilibres et des tensions en permanence

Ce qu’il faut comprendre c’est que cette notion se réfère au maintien d’une certaine stabilité de l’organisme, malgré les contraintes et les variations imposées par son environnement interne et externe. La bonne santé consiste donc à gérer des déséquilibres et des tensions en permanence : conserver notre température corporelle à 37°C par exemple, en dépit des variations du climat, veiller à maintenir notre niveau d’eau quel que soit l’environnement dans lequel on évolue, etc.

Il en va de même pour notre santé mentale qui consiste à gérer des tensions entre ce que je pense, ce que je veux, ce que je crois, et ce qui est. C’est à cela que je me réfère quand je parle de maintien de l’harmonie : conserver des semblants d’équilibres qui sont tout sauf statiques. C’est un principe que l’on appelle l’homéostasie.

Or si nous sommes sensibilisés à notre santé lorsque les choses vont mal, ou, au mieux, pour faire de la prévention, rien n’est fait en termes d’éducation et d’éclairage sur le rôle essentiel qu’elle tient dans notre relation aux autres et à notre environnement.

Alors oui, je le confirme : c’est bien LE sujet.

Q#2 — Vous pouvez nous éclairer un peu sur cette relation entre santé mentale et environnement ?

Je vais me permettre de prendre un peu de hauteur pour éclairer ce point.

Sans tomber radicalement dans la phénoménologie, il faut comprendre que nos réalités sont multiples et, comme pour d’autres notions, la santé mentale s’inscrit dans tout ce qui relève du domaine de la subjectivité, de l’inter-subjectivité, et de notre relation à nos environnements — notamment sociaux — qui est sujette à des équilibres à la fois dynamiques et transitoires.

Pour le dire simplement, cela signifie que ce qui semble être “mon équilibre” à l’instant présent est en fait quelque chose qui bouge constamment et qui évolue dans le temps sans que je puisse forcément m’en rendre compte. Ces évolutions agissent sur mon environnement, qui en retour agit sur moi dans un cycle continu.

Ces changements, lorsqu’ils opèrent, viennent cependant accentuer les tensions qui existent déjà et qui sont nécessaires au maintien de notre équilibre mental. Et cela peut parfois sembler difficilement surmontable pour la personne dans son quotidien, avec des impacts sur ses émotions, ses pensées, et ses comportements qui, je le rappelle, sont intimement liés.

Et les répercussions dépassent la simple sphère individuelle, pour rayonner sur les sphères intime, sociale, et professionnelle pour ne citer qu’elles.

Q#3 — Est-ce que cela signifie que le manager doit aussi arborer une casquette de psychologue désormais ?

D’abord, que les choses soient claires : la santé mentale est avant tout un enjeu personnel qui contribue au bon fonctionnement du collectif. Quand les membres d’une équipe parviennent individuellement à entretenir ou à cultiver leur équilibre mental, alors l’équipe dans son ensemble capitalise sur cette dynamique. C’est donc l’affaire de chacun et de tous à la fois, en tant qu’humains, et non pas la seule prérogative du manager.

Le manager doit cependant être le garant du maintien ou de l’amélioration de la santé mentale au sein de ses équipes, en jouant non pas au “petit psy”, mais en veillant à la qualité et la richesse des interactions offertes par les différents environnements de travail. Tout en veillant, par ailleurs, à s’occuper aussi de sa propre santé mentale.

Q#4 — Au fond, est-ce que cela veut dire qu’on est tous malades ?

Alors, ce n’est pas anodin comme question. J’entends souvent dire ici où là au sujet de la santé mentale : “En fait, on est tous malades, mais on ne le sait pas ou, pire, on ne veut pas se l’avouer”. Alors je vais revêtir pendant quelques secondes ma casquette de logicien.
Si nous sommes toutes et tous malades sur le plan de la santé mentale, donc déviants par rapport à une “norme”, comment peut-on possiblement revenir à celle-ci alors qu’il n’y a aucun exemple qui illustre cette “normalité” ? C’est simplement une aberration sur le plan logique.

Sérieusement, ce sujet ouvre la question plus large de la mesure ou de l’évaluation de la santé mentale. Chercher à établir une norme est une démarche qui pour le moins semble absurde s’il s’agit là d’une fin en soi. Pour autant, chercher à atteindre ou à préserver l’équilibre mental n’est pas non plus une illusion. Loin s’en faut. Cela doit être une priorité, et il existe quelques leviers pertinents pour permettre de créer un environnement riche en interactions propices à cet équilibre.

Q#5 — Et comment entretenir cette santé mentale, d’une manière simple je veux dire. Vous parliez d’entretenir les interactions. Vous pouvez précisez ?

Je vais être direct : pour entretenir la santé mentale de vos équipes, vous devez promouvoir une culture du conflit, de la confrontation. Alors j’édulcore un peu : parlons plutôt de confrontation positive. Celle des idées, des opinions, des pensées, des oppositions, des croyances… bref, tout ce qui ne relève pas de confrontation entre personnes.

Mais vous l’admettrez, dissocier le cognitif — c’est à dire ce qui relève en gros de nos connaissances, de nos savoirs, de nos croyances, du conatifc’est à dire ce qui relève de nos traits de personnalité, n’est pas une mince affaire, surtout lorsque l’on connaît l’importance que revêt la dimension émotionnelle dans tout cela.

Et c’est précisément là qu’il devient essentiel d’organiser le cadre en posant des règles à la fois simples et claires, pour que ces conflits puissent être fructueux. Prenons par exemple le co-développement pour illustrer cela, c’est une technique de résolution de problème entre pairs qui capitalise sur l’intelligence collective. Or, cela est rendu possible grâce, d’une part, aux conflits de points de vue et de perspectives que cette approche permet de révéler, et de résoudre via cette confrontation ouverte et mise à jour. Et, d’autre part, au process dynamique mais fixe, posé par cette méthode.

Q#6 — C’est quand même fort comme message : favoriser les conflit pour prendre soin. N’est-ce pas un peu antinomique ?

Je vais faire un petit pas de côté pour désacraliser la notion de conflit telle que nous l’entendons.

De manière contre-intuitive, favoriser l’émergence de conflits positifs est une manière naturelle d’apaiser les tensions en évacuant les sources de frustration éventuelles. C’est sur ce principe par exemple que certains thérapeutes amènent leurs patients à exprimer d’autres explications possibles pour rendre compte des problèmes qu’ils rencontrent, afin de réduire les tensions mentales dues à des schémas de pensée ou des croyances trop rigides.

L’idée n’est pas d’amener la personne à faire une révolution copernicienne dans son système de croyances, mais juste à lui faire faire ce petit pas de côté pour changer de perspective et admettre la possibilité d’explications alternatives, apportant ainsi un peu de fluidité mentale et d’acceptation. La croyance n’a peut-être pas changé radicalement, mais elle a évolué en s’enrichissant d’autres points de vue.

Q#7 — Pour mettre en place ces régulations des tensions au sein d’un collectif, ne faut-il pas avoir quelques notions de psychologue ou de thérapeute ?

Pas du tout. Et c’est là qu’il devient essentiel d’organiser le cadre et de poser des règles à la fois simples et claires pour que ces conflits puissent être fructueux, en prenant toujours soin les uns des autres.

Rappelons-le. Si le conflit est cette solution “naturelle” qui s’offre à nous, humains, pour réguler nos tensions notamment mentales, il n’est nullement question ici de polémique dans le simple but d’apporter de l’opposition, ni de rhétorique dans l’objectif de “battre” l’autre dans ses arguments. Nous parlons bien de conflits d’ordre socio-cognitif, c’est-à-dire ceux qui concernent le groupe et ses interactions ainsi que la manière dont il perçoit et échange les informations en son sein. Seuls ces conflits permettent à chacun d’avancer dans sa compréhension des choses, et au collectif d’évoluer grâce aux nouveaux enseignements.

La Sociocratie, pour ne citer qu’elle, fourmille d’exemples pratiques pour organiser de tels conflits.

Ce qu’il faut garder en tête, je pense, c’est que l’environnement — notamment social — est primordial à prendre en compte pour aborder le sujet de la santé mentale, qui pourtant semble être un sujet très “individuel”.

Propos recueillis par Thibault Mestrallet.

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Dad, cognitive designer, out of… then back into the box thinker, and constant questioner... And by the way neuroscientist too. What else?