Plaidoyer pour de nouveaux gonds

Gabrielle Halpern
Humans Matter
Published in
4 min readMar 22, 2020

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Le philosophe et mathématicien autrichien Ludwig Wittgenstein écrivait : « Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds soient fixes ». Autrement dit, il est des institutions, des points de repères, des valeurs, des croyances, des habitudes, qui sont charnières et qui doivent relever de l’intangible, pour que le reste puisse se mouvoir, s’adapter, se transformer. Ce joli paradoxe, qui veut que l’immuable soit la condition nécessaire du changement, était pourtant jusqu’à présent relativement facile à mettre en œuvre, à la fois à l’échelle individuelle ou collective. Un individu qui décidait de changer radicalement toute sa vie du jour au lendemain, — le genre de promesses que l’on se fait à l’aube du nouvel an -, avait peu de chance d’installer un changement durable dans sa vie. De même qu’une entreprise ou une institution publique qui envisageait de tout modifier immédiatement n’avait aucune chance d’atteindre son objectif, sans compter le mal qu’une telle décision provoquait au sein de ses ressources humaines. Toute conduite du changement, d’un changement durable, nécessitait d’abord une réflexion autour de l’identification de ces fameux « gonds » à ne surtout pas toucher, puis une autre autour des portes susceptibles d’être mues. Et alors, la transformation pouvait avoir lieu, progressivement, lentement et sûrement. Mais tout cela, c’était avant…

Avant que le Covid-19 ne vienne balayer tout cela ! Ce que nous croyions immuable a été renversé, bouleversé. Quand il nous a fallu fermer nos portes, dans le confinement de nos maisons, les gonds ont commencé à bouger. Nos croyances ! Ce ne sont plus les parents qui doivent se préoccuper de leurs enfants, mais les enfants qui doivent prendre soin de leurs parents et de leurs grands-parents. Nos habitudes ! Nous, qui avions tellement tendance à nous focaliser sur le court-terme, au détriment du long-terme, dans notre travail ou dans notre vie quotidienne, nous sommes désormais orphelins du court-terme qui a disparu dans l’incertain. Nos institutions ! Ce que nous déléguions aux écoles ne fonctionne plus et le virtuel, mis au service du réel, soumet désormais la plupart de nos réalités. Notre langage, — institution de toutes les institutions -, n’est plus vraiment à même de constituer un point de repère, puisque nombre de nos expressions quotidiennes et immuables sont devenues absurdes et n’existent plus… Le « t’es où ? » prononcé ou écrit plusieurs fois par jour à nos proches à l’époque où le coronavirus ne faisait pas parmi de nos horizons, n’a plus de sens aujourd’hui ! Sans parler du « ne rentre pas trop tard » ou du « dispo pour un café ? », qui prêtent à rire…

Oui, les portes se sont fermées et les gonds ont commencé à se mouvoir. Si les conditions d’un changement durable consistaient auparavant à garantir la part d’immuable dans nos vies, dans nos entreprises, dans nos marques, dans nos métiers, dans nos relations, il nous faut comprendre aujourd’hui que même le changement a irrémédiablement changé et que ce qui nous aidera à surmonter cette épreuve collective, ce sera notre capacité à déplacer les gonds et à les métamorphoser, tandis que nos portes devront demeurer closes. Pour que ces bonnes résolutions que nous prenons tous actuellement, à l’échelle individuelle et civique, organisationnelle et entrepreneuriale, géopolitique et étatique, économique et financière, familiale, affective et amicale, soient pérennes, et pour que nous puissions nous adapter au monde qui naîtra après l’épidémie, nous devrons réinventer nos gonds : ces institutions, ces croyances, ces habitudes, ces points de repères qui formaient les charnières de nos vies. Réinventer l’école, les modes de transmission, nos relations intergénérationnelles et nos emplois du temps, redonner du temps à ce et ceux qui le méritent et le reprendre à ce et ceux qui n’en valent pas la peine, renouveler les services, les produits, la communication et le marketing, repenser la collaboration entre les salariés d’une entreprise, avec les clients et les fournisseurs, redéfinir l’essentiel et le dérisoire.

Ce n’est pas l’adversité qui nous fera changer durablement, mais notre courage à nous remettre véritablement et authentiquement en question. Aujourd’hui, les portes sont fermées pour que nous installions de nouveaux gonds !

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Docteur en philosophie - auteur de l'essai "Tous centaures! Eloge de l'hybridation" #Hybridation #Prospective — Site internet: www.gabriellehalpern.com